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Prix France Culture cinéma consécration 2022, l'Ukrainien Sergueï Loznitsa s'est de nouveau exprimé "contre toute interdiction totale du cinéma russe et contre le boycott de la culture russe", une position qui lui a valu des critiques et des appels au boycott de certains de ses compatriotes.
Dès le début de l'invasion russe de l'Ukraine, le cinéaste ukrainienSergueï Loznitsa s'est exprimé "contre toute interdiction totale du cinéma russe et contre le boycott de la culture russe".Le réalisateur de Donbass ou de The Natural History of Destruction, prix France Culture cinéma consécration 2022, est revenu lors de son discours de remise du prix samedi 21 mai au Festival de Cannes sur cette prise de position qui lui a valu des critiques très dures émanant de certaines figures culturelles de son pays (écoutez ici), et certains appels au boycott de ses propres films. C'est ce discours que nous reproduisons ci-dessous, en vidéo, et dans sa traduction française.
C’est pour moi un immense honneur de recevoir cette distinction. Je remercie Madame Sandrine Treiner et ses collègues de France Culture pour la haute estime dans laquelle ils tiennent mon travail cinématographique, pour leur soutien de ma vision du monde et de ma position.
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Pour nous tous, la culture est l’œuvre de toute notre vie, et aujourd’hui nous nous retrouvons sur la ligne de front. D’un côté se trouvent ceux qui exigent qu’on interdise le cinéma russe et même qu’on abolisse toute la culture russe. De l’autre, ceux qui sont contre un boycott total de la culture.
Tout de suite après le début de l’agression russe en Ukraine, je me suis exprimé contre toute interdiction totale du cinéma russe et contre le boycott de la culture russe. Certains de mes compatriotes ont réagi à cette prise de position en exigeant cette fois de boycotter également mes films – entre autres, mes films sur la guerre d’aujourd’hui et sur les guerres passées – Donbass, Maïdan, Babi Yar. Il est particulièrement saisissant que les mêmes films – Donbass et Maïdan – aient déjà été interdits quelques années plus tôt. Cela s’était produit dans la Russie totalitaire, sur ordre du FSB. Aujourd’hui les "activistes" ukrainiens exigent la déprogrammation de mes films dans l’Union européenne démocratique. Il faut donc constater à grand regret que, sur certains points, le programme d’action de ces "activistes" ukrainiens rejoint le programme que se donne le FSB russe.
Le Festival de Cannes sur la ligne de front
Hélas, le Festival de Cannes se retrouve lui aussi sur la ligne de front aujourd’hui. À ma connaissance, en soixante-quinze ans d’existence de ce festival, sa direction n’a reçu qu’un seul courrier d’un fonds étatique de financement du cinéma exigeant de déprogrammer le film d’un de ses concitoyens : c’était en 1969, il s’agissait d’Andreï Roublev d’Andreï Tarkovski. Cette année, l’histoire s’est répétée avec mon film, L’Histoire naturelle de la destruction, produit par l’Allemagne, la Lituanie et les Pays-Bas, dont la première mondiale aura lieu après-demain. Il s’agit d’un film abordant un problème grave, qui est aujourd’hui d’une terrible actualité dans le cadre de la guerre que la Russie mène en Ukraine. Le film pose la question : est-il possible d’utiliser la population civile et l’espace de la vie humaine comme ressources de guerre ?
Apparemment, ce problème ne préoccupe pas tellement les dirigeants des organisations qui soutiennent le cinéma ukrainien. La seule chose qui les préoccupe, c’est qu’un citoyen ukrainien ait osé exprimer une opinion contraire à celle de la majorité. Ils mènent une guerre sur un front différent, le leur, pas celui où se joue le destin de l’Europe, de la civilisation contemporaine et peut-être même de toute l’humanité, mais sur celui où la construction d’une nation est remplacée par une guerre des cultures, où la connaissance de sa propre histoire est remplacée par la fabrication de mythes, où la libre parole et la liberté d’expression sont déclarées propagande ennemie.
Les événements de ces trois mois de guerre, l’agression subie non seulement par les institutions culturelles – musées, théâtres, cinémas, galeries d’art, mais même les auteurs – les réalisateurs, les acteurs, les chefs d’orchestre, les peintres, les musiciens – exigent une réflexion et un débat de fond. Nous devons comprendre ce qui se passe et à qui cela bénéficie.
La langue est une des catégories les plus importantes et les plus fondamentales de la culture. La compréhension du monde par l’homme se forme au sein de la langue et s’exprime à travers elle. Exiger l’interdiction d’une culture équivaut à la volonté d’interdire une langue. C’est une exigence aussi immorale que délirante. Comment peut-on interdire une langue parlée par trois cent cinquante millions de personnes sur terre ? En ce moment même, je m’adresse à vous en russe, dans ma langue maternelle, celle que j’ai parlée dans ma ville natale de Kiev depuis ma naissance. Cette langue est celle de la majorité des réfugiés des régions de l’est de l’Ukraine. C’est dans cette même langue que les héroïques défenseurs de l’île Zmeiny ont indiqué leur chemin aux agresseurs russes : "Allez au diable !" L’Ukraine contemporaine est un pays multinational et multiculturel. Boycotter la culture russophone, qui est une richesse de l’Ukraine, est une demande archaïque et destructrice par nature. Qui plus est, elle contrevient aux principes européens du pluralisme culturel et de la liberté d’expression. Au lieu de mettre la langue russe, langue maternelle de trente pour cent des citoyens du pays, au service de l’Ukraine, en l’utilisant pour dire la vérité sur la guerre, les "activistes culturels" ukrainiens défaillent face à une tâche insensée et sisyphéenne – détruire ce qui est indestructible.
Cela donne l’impression que ces personnes entendent par le mot "culture" un simple agrégat d’œuvres distinctes – des films, des romans, des spectacles, des tableaux, etc. Mais la culture, ce n’est pas cela.
La culture est une activité humaine dans ses expressions les plus variées, ce sont les rituels et les usages de notre vie, les formes et les moyens de la connaissance de soi et de l’expression des êtres humains, c’est notre mémoire et les usages que nous en avons pour la préserver et la reproduire. Et, in fine, la culture, c’est sortir de la jachère pour nourrir le développement. Je pense que vous tous, collaborateurs de France Culture, mécènes et amis de cette merveilleuse institution, savez fort bien tout cela.
Comment peut-on faire la guerre à tout cela ? Comment peut-on confondre les infamies commises par le régime russe actuel (en fait, depuis cent ans, tous les régimes en Russie furent infâmes) avec les œuvres des auteurs russes, souvent des parias, et presque toujours de tragiques prophètes dans leur propre pays frappé par le malheur, et qui sont devenus une part de la culture mondiale, et donc du patrimoine de l’humanité tout entière ? Comment peut-on exiger, en réponse à la barbarie perpétrée par le régime de Poutine par les mains des vandales russes en Ukraine, de détruire ou de rejeter ce qui s’est toujours dressé contre la barbarie ? Cela n’a ni logique ni sens.
Le philosophe français René Girard écrit : "Seul l’être qui nous empêche de satisfaire un désir qu’il nous a lui-même suggéré est vraiment objet de haine. Celui qui hait se hait d’abord lui-même en raison de l’admiration secrète que recèle sa haine. Afin de cacher aux autres, et de se cacher à lui-même, cette admiration éperdue, il ne veut plus voir qu’un obstacle dans son médiateur."
Que nous arrive-t-il donc ? Qu’arrive-t-il à la culture ? Je suppose que c’est via une discussion de fond, une discussion constructive que l’on peut arriver à comprendre, et non via des postulats sous forme d’ultimatums et d’interdictions. Si nous parlons de cinéma, il me semble que l’Académie européenne du cinéma peut devenir cette plateforme pour une conférence européenne avec la participation de philosophes, anthropologues, historiens du cinéma et de la culture, critiques de cinéma, réalisateurs et scénaristes, afin de discuter de ce problème de grande importance.
Stefan Zweig se remémore dans ses Mémoires l’atmosphère de la Première Guerre mondiale ainsi : "On 'combattait' la France et l’Angleterre à Vienne et à Berlin, dans la Ringstrasse et dans la Friedrichstrasse, ce qui était sensiblement plus confortable. Les enseignes en français et en anglais durent disparaître des magasins, on alla jusqu’à changer le nom d’un couvent, Zu den englischen Fräulein, parce qu’il irritait le peuple, celui-ci ignorant que, dans ce cas, 'englisch' avait un rapport avec Engel, les anges, et non avec les Anglais. De braves commerçants collaient ou tamponnaient 'Que Dieu punisse l’Angleterre' sur leurs enveloppes, des femmes de la bonne société juraient qu’elles ne prononceraient plus un mot français de toute leur vie. Shakespeare fut banni des scènes allemandes, Mozart et Wagner des scènes françaises et anglaises, les professeurs allemands décrétèrent que Dante était germain, les professeurs français que Beethoven était belge, on réquisitionnait sans la moindre hésitation les biens culturels des pays ennemis au même titre que les céréales et les minerais. Non contents que des milliers de citoyens pacifiques de ces pays s’entre-tuent tous les jours sur le front, à l’arrière on insultait et on diffamait de part et d’autre les grands morts des pays ennemis, qui reposaient silencieusement dans leurs tombes depuis des centaines d’années."
Cela ne vous rappelle rien ?
Le destin m’a offert quelques années d’amitié avec la grande Irena Veisaitė, une juive de Lituanie qui avait survécu au ghetto de Kaunas, devenue professeure de théâtre et spécialiste de littérature allemande, une collaboratrice de George Soros et une personnalité publique en Lituanie. Un jour, Irena m’a raconté que, dans le ghetto, avec ses amis adolescents, elle avait organisé un club de lecture de poésie allemande. Le soir, ils se réunissaient en cachette et se déclamaient des poèmes de Goethe, de Heine, de Schiller. "Mais comment est-ce possible ? Pourtant la langue de vos bourreaux allemands résonnait tous les jours autour de vous ?" m’exclamai-je. Irena me regarda avec étonnement : "Oui, mais quel rapport avec Goethe ?"
Peu nombreux sont ceux qui ont le don d’une telle sagesse d’âme, seuls quelques-uns peuvent atteindre à ce niveau d’humanité, seuls les véritables héros sont capables de noblesse. Mais chacun d’entre nous, gens de la culture, se doit de faire cet effort, pour résister à la barbarie sous toutes ses formes. On me demande souvent : que doit faire un artiste en temps de guerre ? Ma réponse est simple : rester sain d’esprit et défendre la culture.
Je vous remercie.
SergueïLoznitsa
(Traduit du russe par Joël Chapron)
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